Ainsi Va la vie… épisode n°269… Se souvenir !
En avant-propos je pourrais reprendre le titre de la précédente chronique ; «Seules les choses simples sont essentielles » que je compléterais par : Il faut parfois se souvenir.
Non pas, vivre dans le passé comme si l’on s’accrochait à un rocher par crainte que la moindre houle se transforme en tempête, non bien sûr. Juste se souvenir se rappeler qu’il y a pas de belles branches sans racines d’où l’importance de ne pas oublier afin que les leçons du passé restent bénéfiques. Et pas seulement les leçons de l’histoire, la grande en général, mais la nôtre, la vôtre. Notre toute petite histoire à nous. Regarder comme un spectateur impartial les phases fondamentales de notre vécu. Que ce vécu fut un caléidoscope de bonheur et de joie ou de périodes plus douloureuses et c’est souvent celles-là qui sont chargées d’enseignements. Il faut savoir pardonner et oublier, mais il faut aussi savoir se souvenir.
Mais tout ça est d’une grande banalité. D’ailleurs vous qui me lisez, je sais pertinemment que vous en êtes conscient. Sauf qu’aujourd’hui, peut-être pas vous, mais autour de vous, une majorité de gens se plaint de tout et de rien sans faire le tri et surtout sans se souvenir.
On n’est pas besoin d’avoir vécu l’enfer pour apprécier le paradis mais juste avoir faim pour apprécier à sa juste saveur un simple jambon-beurre.
J’avais publié un texte il y a longtemps, très longtemps certains d’entre vous me l’avez réclamé il y a peu et d’autres ne l’on peut-être pas lu alors je vous le repasse.
Le Bagne
La massette, à force de frapper sur la tête du burin l’écrase, l’émousse, l’élargit et la polit dangereusement. Le métal souffre. Les bords s’évasent, se roulent sur eux-mêmes et forment peu à peu une corole désordonnée et tranchante.
Si un certain coup d’œil maintenant aguerri me permet de présenter quelques pierres sans besoin de retouches; en grande majorité une rectification, un ajustement, un affinage est nécessaire. Et cette pierre bleue est une roche dure, très dure qui met à mal muscles et outils.
Aujourd’hui, les cigales ne craquettent pas ; elles chantent, le ciel est d’un bleu limpide, le thym, les pins et les parfums mêlés de la garrigue portés par un air sec embaument ce paysage de carte postale que j’apprécie le reste du temps, quand il m’en reste, mais pour l’instant, j'ai quatorze ans bientôt quinze, je restaure des restanques et je ne pense à rien qu’à mon ouvrage. Le corps et l’esprit ne forme qu’un.
Ha ! Ces restanques. Ces murs de pierres sèches, symbole de la Provence et par extension de tout le pourtour méditerranéen jusqu’au sud de l’Italie, qui maintiennent la terre sur des terrains pentus et s’alignent à flanc de collines sur des kilomètres demandent de l’entretien. Par la poussée de l’eau, l’érosion, les mouvements naturels des sols certains cèdent. Il faut alors les remonter. Déblayer d’abord l’éboulis, puis repartir méthodiquement de la base. Car devant ce mélange de pierres de toutes formes étalées au sol il est impensable de reconstituer le puzzle tel qu’à son origine. Il faut réinventer.
Contrairement à l’idée reçue si ces murs de soutien sont bien souvent l’œuvre de paysans et de travailleur locaux ceux qui ornent et soutiennent les flancs abrupts des plus belles propriétés, dont celle sur laquelle je travaille, ont été édifiés par les forçats du bagne de Toulon.
J’ai quatorze ans bientôt quinze j’en parais dix-huit ou dix-neuf. J’ai l’impression de toujours avoir manipulé ces blocs de roche. Ce matin nous avons commencé à 7 heures. Il faisait frais. Il est 11heures la chaleur en ce mois de juillet est harassante. Le soleil me brule la peau nue des bras et des jambes et infiltre ses pointes de chaleur même à travers le coton de mon tricot et de mon chapeau de paille.
La pierre que je viens d’essayer est trop large d’un minuscule centimètre, elle pèse une vingtaine de kilos. On ne peut pas tailler sur place les vibrations altèreraient l’édifice alors que paradoxalement quand on présente une pierre on la laisse tomber dans son emplacement pour qu’elle trouve sa place. Mais là il faut la sortir, la poser parterre et la retailler. Je trace, je présente le tranchant de mon burin sur le trait délimitant la partie à extraire. En frappant fort, très fort et en un seul coup si possible l’excédent devrait s’éclater.
Le plat de la massette ripe sur la tête du burin fatiguée par les coups qui ont rendu sa surface glissante et frappe l’articulation qui relie le métacarpe à l’index de ma main gauche. Ces bosses et ces creux qui définissent la durée des mois. Je viens d’écorcher et de fortement meurtrir le mois d’Aout. C’est la deuxième fois depuis ce matin ; pas de chance. Je trempe ma main dans de l’eau, froide ce serait mieux, mais ici le mot froid n’existe plus. La douleur vive sur l’instant devient lentement supportable. Bientôt je ne sentirai presque plus rien. Il faut juste penser à enrubanner cette main abimée dans un chiffon au cas où, il y aurait une troisième fois. Aujourd’hui ou demain, il y aura une troisième fois. Il suffira de dire « merde » et de serrer les dents; comme dans la vie. Comme dans la vie les coups il faut les éviter mais dans le cas contraire apprendre à encaisser ou à les rendre mais c’est une autre histoire.
Quatorze ans. La vie m’a fait murir bien avant l’âge. Jeune éphèbe ou apollon miniature cette musculature d’athlète laisse à penser que mon corps peut supporter l’effort au-delà du raisonnable. Je n’en joue pas j’assume. Et certainement que mon orgueil m’aide à souffrir sans gémir. A la plainte lascive je préfère le sourire. Le sourire est la meilleure réponse à tous les maux. Enfant je me disais que tout avait si mal commencé que plus rien ne pouvait être pire. Mes années d’adolescence me prouvent le contraire. Mais je suis bêtement convaincu qu’une étoile guide ma route et qu’un jour…
Les épaisses callosités au creux de mes mains me protègent des ampoules et les muscles après un certain cap ne se tétanisent plus. Ils fonctionnent mécaniquement comme s’ils répondaient sans réfléchir aux ordres du cerveau qui lui-même fonctionne en roue libre. Non je ne pense à rien qu’à mon travail, juste à mon travail immédiat qui avance pierre après pierre, taille après taille, d’essais infructueux en poses définitives.
Au fil des heures les pierres pèsent de plus en plus lourd et la masse ou la massette des tonnes. La sueur qui me brulait les yeux a cessé son flot continu. L’épais turban autour de ma tête en remplacement du chapeau et le foulard autour de mon cou n’épongent plus rien, ils se sont même asséchés et ma peau aussi. Le fin tricot de coton trempé de transpiration ne garde à travers ses auréoles blanches dessinées par le sel qu’un témoignage graphique des réactions du corps face à l’adversaire; la chaleur. Pour compenser ce manque de sudation je m’asperge le visage et les bras. Je ne me rafraichis pas ; je me mouille.
Midi. On s’arrête pour manger. J’ai surtout soif. Durant les micro-poses j’évite de trop boire. Plus on boit plus on a soif m’ont prévenu les anciens et ils ont raison. J’écoute toujours les anciens ; ils savent. Ils ne parlent pas pour ne rien dire.
Midi. J’ai mal un peu partout mais c’est supportable. Il ne faut pas s’arrêter trop longtemps. Ne pas laisser le corps se refroidir sinon la reprise est difficile. J’ai mal aux genoux. Je me suis bien fabriqué des protections avec des morceaux de pneus pour éviter que les petits bouts de taille tranchants et pointus qui tapissent le sol ne me blessent en m’appuyant dessus mais les élastiques autour de mes jambes me coupent le sang et me blessent encore plus. Alors quand j’y pense je place un morceau de planche sur les copeaux de pierre pour adoucir mes appuis. C’est efficace mais pas pratique.
Avant la reprise, assis dans l’ombre d’un olivier je regarde l’avancée du chantier. J’admire même cette reconstruction partie de rien ou de si peu. Et je pense aux forçats. Levés à cinq heures, rentrés à dix-huit, les jambes entravées par des chaines de sept à onze kilos. Aux forçats nourris de pain noir, d’eau et de légumes secs. Je regarde une grosse pierre éclatante sous le soleil, qui par son poids et sa forme m’a donné un peu de mal dans sa mise en place et je pense tout à coup que mes mains se sont peut-être posées dans l’empreinte invisible d’un bagnard au bonnet rouge condamne à un temps peut-être dix ans ou à un bonnet vert condamné à perpétuité. Condamné pour faute grave mais souvent pour si peu.
Un vol de pain, une rixe au sortir d’une auberge, un regard hautain sur un noble, des faits qui ne requéraient même pas l’ouverture d’une procédure dans nos tribunaux d’aujourd’hui.
En ce temps-là, pas si lointains, qu’ils soient royaux ou républicain, les gouvernants ne s’encombraient d’aucun état d’âme pour gonfler leurs rangs de main d’œuvre gratuite qu’ils deviennent chair à canon où bêtes de somme. Et ce bagnard dont je marche dans les pas, dont je copie inconsciemment les gestes ; quel visage pouvait-il avoir
Quel visage ? Quel regard ? Quelles origines ? Pouvait avoir ce jeune ou ce vieux bagnard qui a déplacé la même pierre que moi ? Avec qui j’ai partagé le même effort au même endroit à cent cinquante ans de distance ? Est-ce son bras qui tout à l’heure, comme s’il s’était mu en ange gardien, m’a aidé à la pousser plus haut alors que je sentais la force me manquer et qu’elle allait me glisser des mains ? Etait-ce lui ?
Je rêve. Mais je m’interroge sur ce forçat-là ! Etrangement je l’imagine assez à mon image du moins pour l’âge. Physiquement plus grand, plus maigre, résistant par les nerfs plus que par les muscles. Résistant à tout, poussé par l’espoir qu’instille l’instinct de survie. Un jeune homme condamné pour peu à une peine bien lourde. Je l’imagine parmi tant d’autres qui auraient pu fouler la terre que je piétine devant mon tas de pierres. Je l’imagine aux côtés d’un Vautrin ou d’un Vidocq et pourquoi pas protégé par un jean Valjean plus vrai que vrai dont même Victor Hugo aurait ignoré l’existence.
Si mon travail est dur, en pensant à lui je relativise. Je ne vis pas le pire j’en connais juste un minuscule avant-gout. En pensant à lui je me dis que se plaindre n’est pas de mise.
A cinq heures après un lavage vite fait sous la pomme d’un arrosoir j’enfilerai des vêtements propres, je masquerai mes
blessures aux mains avec du fond de teint et je rejoindrai des amis et une jeune fille qui m’attend.
Lui, à cinq heures, en avait encore pour une bonne heure. La pire, la plus épuisante et par la fatigue la plus dangereuse, avant de rejoindre les galères désaffectées qui lui servaient à lui et à ses compagnons d’infortune de casernement et après un repas frugal, de s’y voir enchainé pour la nuit dans une atmosphère de bois humide, d’eau croupie et de vermine.
A cinq heures je rejoindrai pour faire la balance des musiciens au bout du port marchand dans un restaurant où nous nous produirons ce soir. J’arriverai en retard. Ils ont l’habitude. Ils penseront que je suis dilettante et que la ponctualité n’est pas mon fort. La vérité importe peu s’ils savaient.
En voyant ma peau cuivrée ils en déduiront que j’ai passé la journée à la plage et je leur mentirai, pour justifier mon retard, en racontant, sans entrer dans les détails, que je l’ai passée en mer sur le bateau de mon père.
Comme d’hab nous aurons un franc succès qui me permettra de renégocier un prochain contrat et vers deux heures du matin, je déplierai dans le salon le canapé qui me sert de lit sans faire de bruits pour ne réveiller personne. Je m’endormirai un peu triste en pensant aux yeux si clairs et au gout salé des lèvres de cette jolie fille dont je suis éperdument amoureux et que je ne vois que trop peu.
Ensuite et sans efforts je m’endormirai en repensant à ce bagnard dont je suis par procuration provisoirement la doublure édulcorée pendant encore un mois à temps plein et le reste de l’année à temps partiel. Et je me dirais qu’au fond ; j’ai de la chance, beaucoup de chance. Que dans la vie aucune épreuve n’est inutile. Et qu’un jour, l’Etoile qui guide ma route, nourrie de tout ça … Brillera. Elle brillera et son éclat sera toujours teinté de modestie et d’humilité… Mais pour l’instant ; je n’ai que quatorze ans bientôt quinze et dans cinq heures à peine je redresserai des murs de pierres.
Ainsi Va la Vie…
Williams Franceschi
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