Aix en Provence, cours Mirabeau, huit heure trente. Quelques pigeons squattent allégrement les mains et la tête des statues de la fontaine de la rotonde. Le soleil est déjà haut, mais pour l’instant ; il ne fait pas encore chaud.

Depuis le café, où devant une noisette fumante je gribouille quelques notes sur un vieux calepin pour m’occuper les mains, je patiente. Je patiente en attendant un rendez-vous. Rendez-vous qui n’est pas en retard. C’est moi, qui comme d’habitude, suis en avance. Et là, inconsciemment, en regardant une jeune femme qui passe, je  fredonne dans ma tête, tout en les laissant parfois déborder sur le fil de mes lèvres, les premiers mots d’une chanson commise il y a presque un demi-siècle.

Elle marche pas elle danse… passe avec élégance … de la pointe au talon…

Un demi-siècle ! Waouh !...Un demi-siècle pour ne pas dire 50 ans ! La prise de conscience de ce laps de temps m’a provoqué un mini électrochoc.

Pourquoi ai-je fredonné les premières lignes de cette chanson ? Je le sais, mais ma réaction m’étonne.  Au fond c’est juste parce qu’une jeune femme, qui passait devant moi sur le trottoir, en faisant balloter sa jupe d’avant en arrière, avançait exactement comme la jeune femme qui  à l’époque m’avait inspiré ces mots et la mélodie qui collait au rythme de ses pas.

Incroyable la mémoire qui va chercher dans un petit tiroir secret sur une bobine de film  presque oubliée, le rappel d’un instant avec une précision d’orfèvre.

En fermant les yeux,  les deux images se superposèrent dans un flou Hamiltonien, et me ramenèrent un soir d’hiver, boulevard Saint Germain, et par logique dans sa suite, un froid matin dans une chambre mansardée d’où par une minuscule fenêtre nous admirions le lever de jour sur les toits de Paris. Dieu qu’elle était jolie dans les contrejours des rais du soleil la fille de l’époque…  

Et là, mince, sans le vouloir je suis retourné dans les pages du roman que j’écris en ce moment où je me sers justement de cette période de ma vie, de son ambiance particulière et de nombres de souvenirs perso que j’ai juste transposés. Je n’écris pas une bio mais je m’en sers.

Drôle de coïncidences. Moi qui pensais m’en éloigner le temps d’une balade, bing je replonge.

Mais, trêve de rêveries, mon rendez-vous vient d’arriver. Elles sont deux. Je l’aurais parié. C’est typiquement féminin cette presque obligation d’être toujours accompagnées… même aux toilettes.

La seconde, que je ne connais pas, tout en courbes délicates jusqu’aux boucles brunes de ses cheveux mi-longs, plaque à deux mains sous sa poitrine un dossier jaune. Elle a accepté d’accompagner mon rendez-vous  par curiosité. Juste pour voir enfin ma trombine en vrai. C’est gros comme une maison. Et pour être, sans encore le savoir,  témoin de mes propos.

– Si ! Viens avec moi. Je t’assure il est super gentil. Et puis… y va pas te manger.

Je les entends comme si j’y étais… et à la fin elle va me demander si on peut faire un selfie. Que j’accepterai même si je ne vois vraiment pas l’intérêt mais bon !

On doit juste parler de trois choses… Une pièce, un seul en scène et un film en préparation tiré de son livre…  Les deux premières  sont les plus pressantes mais c'est néanmoins la dernière qui lui tient le plus à cœur.

Sur le film, le problème, c’est la mise en scène. Elle sait pertinemment ce qu’elle veut mais n’a aucune ou trop peu d’expérience pratique. Adorer la cuisine et avoir un bon palais ne fait pas de vous un cuisinier. Malheureusement, les quelques amis ou relations qui se targuent de pouvoir assumer la fonction sont, à mon avis, mais que vaut mon avis ? loin d’avoir les épaules assez larges, le métier et surtout le talent.

Au risque de la froisser je lui ai déjà dit et j’ose lui répéter. Les vrais amis ne doivent pas obligatoirement vous dire ce que aimeriez entendre… j’aurais bien quelqu’un à lui soumettre mais je n’en parlerai pas devant témoin. Influencer ? Peut-être. Mais en toute discrétion. Mon image d’homme de l’ombre me convient parfaitement.

On aurait pu se réunir chez moi au calme en profitant de la piscine, et c’est certainement ce que nous ferons plus tard, mais là, elle était juste en transit sur Aix avant de reprendre le train pour Avignon.

Pendant que nous débattons gentiment de stratégies et de quelques points faibles qui m’ont sauté aux yeux à la première lecture de sa pièce. Points faibles, que d’ailleurs, elle pressentait avant même que je ne les lui soulève, sa copine me scanne dans tous les sens puis s'éloigne pour prendre des photos.

Et non je ne suis pas tout à fait comme sur les photos… en plus je suis assis. Debout c’est pire. J’ai même rasé ma barbe même si ce matin j’en ai une de huit jours. Et puis, comme un cheveu sur la soupe la copine me lance :

- Vous ne tournez plus ?

J’ai souri en me retenant d’éclater de rire.

– Mes apparitions datent de mathusalem. Je n’ai jamais cherché à faire carrière et aujourd’hui encore moins qu’hier.

– Dommage…

Apres les selfies (C’est bizarre les prémonitions) elle glissa sa carte, avec un sourire à faire pâlir de jalousie les mannequins de pub pour dentifrices,  dans la poche de mon tee-shirt.

Ce n’est que plusieurs heures plus tard, après avoir mis mon tee-shirt dans le bac à linge sale que je me suis souvenu de la carte que j’ai récupérée in extrémis avant qu’elle ne finisse en micro particules dans le tambour de la machine à laver, et que j’ai découvert, imprimé en caractères blancs sur fond  de photos de caméras et de projecteurs ; son nom suivi de Directrice de Casting. J’ai ri…. et j’ai repensé aux pas qui effilaient les jambes  de cette jeune femme…. Elle ne marchait pas, elle dansait en avançant sur le trottoir… et elle avait fait danser des dizaines de photos souvenirs dans ma mémoire comme si c’était hier…

Ainsi va la vie…

Williams Franceschi