Ainsi Va la Vie... épisode n°292..LES REGARDS INDIRECTS.
Dehors, un mistral à décorner les bœufs, glacial et persistant, balayait la cité médiévale transformant en projectile les moindres particules inertes, de poussières, papier, ou feuilles de platanes. Un vent à faire flotter les drapeaux jusqu’à la déchirure, arracher manteaux et chapeaux et renverser les poubelles vides ou pleines.
Heureux de retrouver le calme au sortir de la tempête en franchissant les portes de son hôtel, après un souffle libérateur, Sam se laissa tomber en vrac dans le travers du premier canapé qui lui tendait ses coussins.
Les jambes mal croisés, un coude sur le dossier, une main sous le menton, presque seul dans un des coins salon de ce quatre étoiles bien méritées, même sous le soleil, d’un regard papillonnant, il se mit observer la faune. Cette faune hétéroclite qui peuple les hôtels dans un va et vient incessant, l’espace d’une nuit, d’un séjour, ou d’un rendez-vous.
Dans son oisiveté apparente, il capta, entre l’accueil et le bar, le passage d’une sorte de diva, joyeux mélange de Betty Boop sur le tard et de Jasmin Münchg l’héroïne du film Bagdad Café, couverte de bijoux flamboyants et d’une large capeline bleue.
Au bout de sa traversée, à la manière d’un défilé de mode en croisant les pas, elle investit copieusement, face au comptoir, un tabouret haut en le masquant du tombé des pans de sa longue tunique. Après un échange de sourires glamour avec le barman, elle rangea d’un geste précieux et précis une mèche rebelle autour de son oreille. Par déduction, Sam, en conclut qu’’elle ne devait pas arriver de l’extérieur, mais simplement descendre de sa chambre sinon, en plus de la mèche elle aurait aussi révisé son rouge à lèvres. Et saisissant son verre, sa main qui maintenait en épingle sa robe serrée, laissa apparaitre, par sa fente, depuis ses escarpins à semelles rouge jusqu’à sa cuisse, dans une sensualité presque provocante, le profilée d’une longue jambe gainée d’un collant noirs dessiné de dentelles. Dans ses yeux, qui ne gardaient de lumineux que le reflet de l’éclairage dans les verres, il lui sembla déceler une immense tristesse. Tristesse volontairement masquée par une pléiade artifices.
Cette femme, évaporée d’un magazine vintage, aux formes généreuses, lui avait presque fait oublier l’ami qui devait le rejoindre comme chaque soir, à la même heure, pour boire un verre avant le repas.
En quelques jours, dans cette ville qu’il connaissait bien mais fréquentait peu, ce rendez-vous était devenu une habitude. Habitude provisoire mais habitude quand même. Instant de détente où ils disséquaient en quelques phrases, les points forts de leur journée sans vraiment en débattre.
Et ce soir, différemment des autres soirs, Sam écoutait son ami d’une oreille distraite, seulement d’une oreille. Même si, ses hochements du front, ses sourires approbateurs, ses acquiescements, laissaient à penser à son interlocuteur qu’au-delà de la simple courtoisie il était attentif à ses propos.
L’illusion dura jusqu’à ce que, dans les dialogues improvisés de son jeu d’acteur, il ne réponde à côté et ne se noie dans une brume épaisse, avant, presque par réflexe, de se murer derrière un long et profond silence. Silence que son regard lumineux, mais dirigé vers autre chose que la musique des mots de son ami, ne ferme sa réceptivité à double tours. Il était ailleurs. Pas loin, mais ailleurs.
– A quoi tu penses ?
– Heu !.. A rien. Rien de précis.
En effet, il ne pensait à rien, sauf à observer les regards indirects dirigés vers cette femme. Lui, ne la regardait plus. Il scrutait la manière dont les autres l’observaient. Regards désabusés ou admiratifs, avec parfois une légère pointe de mépris, de jalousie ou de gourmandise inavouée.
Face au vide opéré par le mutisme de Sam, son ami réitéra avec insistance son indiscret : « A quoi tu penses ? » qui sonna dans sa tête comme le dring ! Assourdissant d’un vieux réveil matin qu’on aimerait fracasser contre le mur d’en face avant, sauvé par la mollesse de nos réflexes encore endormis, de redevenir raisonnable.
– Heu ! Je pensais aux regards indirects !
– Aux regards indirects ?
– Oui les regards indirects ! Toutes les fois où tu observes quelque chose ou quelqu’un du coin de l’œil. Comme si tu avais besoin de rester discret pour mieux observer, analyser, comprendre sans que l’autre ne se sente épié.
– Moui.
– Il y a deux regards indirects ; celui que tu portes et celui qu’on te porte surtout quand tu fais semblant de ne pas le sentir alors qu’il te brule la peau comme un projo de 1000 Watts… Feindre de ne pas le sentir pour laisser faire. Conscient et complice en jouant l’indifférence. Fausse indifférence surtout quand on en est la cible.
Son ami aurait aimé qu’il développe mais se contenta de commander un verre, t’attendre qu’on le serve et de regarder ailleurs. Ou plutôt, d’user lui-même de regards indirects ; d’abord vers la diva du comptoir, puis vers Sam.
Sam, dans son silence feutré s’éloignait, s’effaçait, à en devenir presque transparent. Et puis, vaguement seul, pour en sortir, l’ami creva la bulle protectrice qui les enveloppait tout tes deux, en osant une variante à sa première question.
– Donc, je sais maintenant à quoi tu penses ! Mais, à qui… tu penses ?
Un large sourire irradia le visage de Sam comme s’il avait été pris en flagrant délit. Il faillit mentir un facile: « A personne ». Mais une tension des paupières qui lui arrondit les sourcils répondit par la grimace mieux que par la parole.
– Tu penses à ta chanteuse ?
– Quelle chanteuse ?
– L’allemande.
– Elle n’est pas allemande. Elle parle et elle chante en allemande comme en français ou en anglais d’ailleurs. Mais non, elle est russe. Elle est née en Sibérie.
– Waouh ! Rien que d’y penser j‘en ai la chair de poule.
Sourires communicatifs.
– Mais non, erreur d’aiguillage, je ne pensais pas à elle. Pas du tout.
– Ah, je sais. Tu pensais à…
– Mais pourquoi veux-tu que je pense absolument à quelqu’un... ou quelqu’une ?
– Comme ça. Intuition.
– Maldonne ! Mais en parlant des regards indirects, je me souviens d’un jour, j’étais justement assis à côté de celle dont tu n’as pas prononcé le prénom, au deuxième rang à droite, côté jardin comme on dit en jargon théâtral, d’une scène, et nous écoutions un extraordinaire comédien dans un superbe monologue.
– Et alors ?
Nous connaissions tous les deux l’histoire. Mais la manière dont il nous la rappelait était tellement captivante que…
– Et les regards indirects la dedans ?
– J’y viens.
– J’attends.
Après un long moment, je regardais la scène, mais je ne voyais qu’elle. Mon cerveau s’était focalisait sur mon angle gauche et, étrange réciproque, elle en faisait tout autant sur sa droite. Elle regardait presque fixement devant elle, et pourtant, je sentais qu’elle m’observait…
– Donc, vous vous observiez mutuellement sans jamais tourner la tête.
– Exactement ! Enfin presque…
– Et tu ne crois pas qu’il aurait été plus simple de vous tourner d’un quart de tour et de vous regarder directement ?
– Oui… et non. Le regard indirect joue sur une forme de découverte de l’autre sous un angle inhabituel. Comme si on pouvait voir ce que de front on ne montre pas. Les gestes, même les plus anodins sont naturels, ils peuvent être gauches, maladroits, bruts. Ils ne cherchent pas à plaire, à dissimuler ou à tricher. Tu as l’impression de voler des images uniques et secrètes.
– Mais puisque tu as très vite compris… qu’elle savait et que tu savais que vous vous observiez ? Ca ne servait plus à rien.
– Tant qu’on était dans l’ignorance c’était parfait. Et puis après, quand on a pris conscience de l’effet miroir, est né une autre sensation plus complexe à résumer.
– Et au bout du compte ?
– Ca m’a servi, et ça lui a, peut-être servi, à comprendre que nous fonctionnions exactement de la même manière. Mais ce
n’était pas vraiment une découverte. Nos ressemblances et nos similitudes nous les connaissions déjà bien avant ces regards indirects… ce fut juste une confirmation.
– Mais tu veux que je te dise ?... T’as perdu beaucoup de temps avec tes regards indirects.
– Pourquoi ?
– Parce que si tu m’avais posé la question je t’aurais répondu en deux mots la même chose que tes longues déductions.
– Ha ?
– Et même, au cas où tu ne le saurais pas. Toutes les femmes qui t’attirent ou qui ont jalonnés ta vie se ressemblent. Intellectuellement et physiquement. Ne dit-on pas qu’on épouse toujours la même femme et inversement ?
– Quel rapport ?
– Aucun ! C’était comme un regard indirect, une réflexion indirecte ! Et au fait… pour revenir à des choses vraiment vraiment sérieuses et fondamentales, t’as vu l’heure ?…
– Oui !
– J’ai faim !
Ainsi va la Vie…
Williams Franceschi
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